Il m’arrivait quand j’attendais un bus et que je me morfondais dans un ennui morne, d’entendre un sifflement qui me frustrait. Un petit couinement fastidieux, un soufflement strident à travers ma glotte qui susurrait entre mes dents. Je me disais que, pour combler le vide, j’animais l’esprit alors que le calme s’instiguait et que le son s’amenuisait. Nous sommes tellement habitués à la parole poussant l’immobilité du monde à se refaire que la stérilité de l’atmosphère nous semble impossible à concevoir. Le silence, l’absence de discussions ou d’actions, nous frustre en tout temps, en toute situation. C’est pourquoi, je pensais que pour tromper la stagnation, je rêvais d’une petite musique insignifiante pour maintenir la présence au sein de ma perception ronflante, les paupières lourdes et dures comme des écailles couvrant le regard. Il m’arrivait aussi de ne pas dormir, de sentir une étreinte autour du cou qui essoufflait les somnolences en emprisonnant l’air sous ses stries. Avec le temps, le mal prit de multiples formes. Les réveils en sueur, les toussotements rauques, les fièvres enflammant le front, la douleur au fond des yeux qui creusait dans le crâne des creux assommants, le cerveau envenimé et mordu par les nausées, un regard terrassé sous la lumière du miroir de la salle de bain chaque matin. Mais un jour, je compris en regardant attentivement sous l’oreille. Un serpent sanguinolent sortait par le trou de son terrier en glissant sur les tympans. Il dort dans ma tête ! Je le sais maintenant ! Il consume, il consomme, il siffle sans cesse. Ses crocs rongent en tailladant. Je le sens qui mâche la raison en s’accrochant à son gibier. Je sens ses plaintes qui habitent ma chair. En aucun lieux je ne peux trouver le calme et me trouver satisfait. Il ne me suit pas, il siège. Il vit en moi, dans chaque recoin, jusque dans la salive de mon crachat. Je ne m’approche plus des gens, de peur qu’il ne sorte pour mordre. Vivre seul. Ne rien dire. C’est ce qu’il faut faire.

Une bête dans ma tête

Au bord de l’eau, il
Court après les enfants,
Faisant claquer son joli bec orange,
Et les bambins, ils crient,
Ils crient et ils courent se réfugier
Vers les parents, mais
Les cygnes ils sont deux maintenant,
À faire claquer leurs becs orange et
À agiter leurs grandes ailes blanches et
Les parents aussi ils ont peur mais
Ils ne crient pas, c’est des parents,
Ils disent « Venez, venez,
Venez vite, les enfants. »
Et puis aussi « Ouste, ouste ! »
Et puis ils font de drôles de bruits avec leur bouche,
En reculant et
En protégeant les enfants avec leurs bras de parents.
Et ils vont se réfugier, quand même,
Dans la voiture, rassurante.
Alors les cygnes ont gagné,
Ils sont un peu
Les rois,
Alors ils se font gros et
Se pavanent un peu,
Ils font le tour du coin
Pique-niquent en
Drensant, bien fort, c’est
Un peu eux les rois,
Ne l’oublions pas.

Le cygne

Et la recherche de l’ombre prenait sous le bambou, dans les allées

À regarder le soir tomber sur le hamac 

Et je cherchais avec qui partager ces rêves nouveaux

Sur l'automne

Les ronces se sont infiltrées entre mes côtes, ont grignoté ma chair et se sont agrippées à mon cœur. Pensée à vide et cœur à sec, détruits par les végétaux. Mais c’est temporaire. 

Elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, très fort, plus fort, encore. 

Après les ronces, les spores, j’adore. Plus rien, plus de douleur, plus d’enveloppe, plus de corps. Plus rien hormis les pleurs, qui nourrissent les ronces, qui ressortent de la peau. 

Je l’aime, un peu, beaucoup, passionnément, très fort, plus fort, encore, je l’adore.

Après les spores, les fleurs, les pleurs. On en meurt mais on le veut. Odeur de peur et de pourriture. Des choses gluantes, puantes sous mes chaussures. 

Ils s’aiment, un peu, beaucoup, passionnément, très fort, plus fort, encore, je l’adore, elle me dévore.

Les ronces

Vieux sweats et Airpods dans les oreilles

Ils cherchent le teint nu et les cheveux gras

Manon, un tee-shirt sale noué dans ses cheveux blond cendré

La voix tendre, la silhouette guerrière des champs.

Les grains, perles bleues gonflées de soleil.

Elle fait éclater le jus entre ses dents

Sous les ongles, de la terre et de la pulpe de raisin

Sur les mains, les griffures des branches

Sur les bras, les taches mauves et sucrées

Le son du bois élastique qui craque et se redresse

La grappe chute, fait crisser les feuilles mortes

Les Joad rêvent des fruits de Californie

Au dîner, de l’Aloxe-Corton dans des verres à eau

Les perles bleues

Alexandrhaïku

Les passants, comme des loupes – à pieds –, distordent la rue mais n’altèrent pas sa teinte. De mon regard poché, j’ai découvert ses lépreuses épaules qu’habillent les foules transparentes : ces miettes de vie – morceaux de chair déjà caduques – se désagrègent du boulevard jusqu’à s’en oublier elles-mêmes. Et moi, comme elles – peau morte en mouvement –, je ne sais plus de quelle artère je viens, ni quelle veine j’habite ; la ritournelle sanguine me porte encore où l’on se néantise. Je ne respire plus. Nous sommes lundi. 

Lundi, tir de départ aux corps ? La rue, depuis la Seine – dont le tapis sévit en secret – guide ses miettes, qu’elle amoncelle en troncs. Dislocation des rues, coulis de points en marche : un pont attend au loin, à l’embuscade. Tout nous fuit ; tout nous ondule et nous rassemble : il fallait bien fixer les formes pour que le Temps nous glisse en son caveau. Et moi, rescapé sur le pont, j’ai vu mes frères, j’ai vu mes sœurs – en troncs – dériver sur la Seine, mais toujours contre le bras d’une digue tragique. Ce soir, je les regarde encore, seul face au Temps dont j’ai voulu m’extraire : il n’y a rien devant. Derrière, c’est le poitrail de l’enfance qui s’endort dans une larme de crépuscule. Et maintenant : quand suis-je ? Toujours dans le circuit d’une chute sans fin. Toujours lundi. Je le sais bien désormais : lundi rien ne commence, tout se confirme. 

Lundi, mardi – second lundi –, mercredi – le troisième – jusqu’au septième – dimanche, l’avant-lundi. Chaque jour est un lundi, même cette parenthèse imaginée qui jamais ne scissionne la phrase à sept temps : l’espace d’un battement de paupières pour oublier que l’on remonte inévitablement en haut du tapis de ce parc aquatique – sans fin. Quant au sixième, ce n’est qu’un piège lundesque, une farce où il faut embaumer ce qu’il reste de nous – dans l’attente. Et moi, encore posté au pont, j’ai senti le rideau de la nuit me poser une main sur l’épaule : il se fait tard. Les troncs coulent toujours ; je marche, guidé aussi. Quand suis-je ? Qu’importe. Fermons les yeux, une tisane pour nous couler le front, et lundi reviendra. 

Z., tu le vois bien : la répétition sans foi d’heures oubliées, éteint avec une lente célérité le temps à investir. Je ne veux plus nous voir dévaler, tête fermée-yeux bernés, les épaules desséchées de ces tractions automatiques. Ce soir, le métro m’a mené – encore, carcasse inconsistante –, comme le croque-mort achemine le cercueil : c’était la dernière fois. Lundi, c’est tracer d’avance, glisser sans soi, vivre sans loi que ce train qui nous traîne. Lundi, c’est chaque jour remettre son existence à demain. Imaginer par l’œillère d’une porte close la possibilité d’un autre monde sensible. 

Joins-toi à moi ; brisons la moelle de ce circuit malade. Sans toi, la vie n’est qu’un lundi. Qu’une marche de plus à enjamber – la même. Qu’une vie en somme, où le calendrier coule et recoule, jusqu’à la panne finale. 

Lundi

Les genoux d'Antigone

J’avance péniblement à travers le jardin. 

Sa chevelure fuligineuse qui s’envole, 

de se confondre à nouveau avec son manteau noir. 

alors que son corps balance exquisément. 

Ici, tout a givré jusqu’à Cantonneau. 

Là où les carassius auratus s’amassent,

Le latin essaime dans le jardin botanique,

Elle glisse ses mains nues dans les poches de mon veston. 

Dépose une essence de cosmétique bio dans mon cou. 

Nous rigolons de nous-mêmes comme des ballots. 

Deux maigres dépouilles inexpérimentées,

J’ai ce sentiment sous les réverbères, 

À tel point que j’arrive au Stalden. 

Et je remonte par le Chemin des falaises. 

Une grosse branche s’est plantée dans mon épaule,

Un chevreuil s’arrête au-dessus de moi. 

Urlo 1

Quelques fleurs empruntent à notre amour passé un peu du grand soleil qui sciait les nuages dans son invisible sillage blond

À l’Est, au lever, le feu impatient à la lisière de nos paupières trop longtemps baissées

Puis notre amour fou comme le jour le plus long de ma vie

La nuit de mes grimaces, de mes spasmes, hystérie que n’ont apaisé seuls trois jours de paresse, d’océan breton, de marches et d’amour comme un cri des abysses ou une berceuse en guise de soupe

À présent l’hôpital qui change mes draps comme mes feuilles balbutiantes et sanguinolentes de vague poète 

De bâtiment en bâtiment (séparés parfois, mais concomitants toujours de la folie ou de la maladie des patients) sous un ciel de ciment et de vent : Sainte Anne… point à la ligne.

Et l’amour qui viendra encore me rendre visite, m’habiter, m’habiller sous sa cape onirique

Et puis quoi, finalement, que dire de la mort ? Elle viendra je ne sais quand, certaine et incertaine, avec ses jardins secrets. Rien, sinon l’accepter : frange de lune qui tombera sur moi et ma plume comme lorsque je suis né – sans me prévenir du monde.

Sans me prévenir du monde

Parmi les arbres, je la vois. Elle me ravit, me regarde, belle et boursoufflée. La bave qui brille, humidifiant sa beauté. Habillée d’une gamme colorée, elle se prélasse, mâche, me lance un regard désintéressé. Imbibée d’eau vaseuse, à la parure pétante, elle me fixe depuis peu. La pluie, le crachat d’un ciel alourdi par les nuages et leurs pleurs se déversent. Je la vois, baignée dans la moiteur tropicale. Le front marécageux, je cultive les fièvres, les visions ardentes des amoureuses lèvres, l’idée de pouvoir poser ma bouche sur cette déesse au teint doré, digne des plus nobles baisers. Mes sens se répandent, coulent à travers les artères jusqu’à la pointe des membres. Sa parure rouge comme une rose, ouvrant ses cuisses, exhibant ses intenses ornements, suant le sang intime, alimentent mes sueurs. Une langue voyante sortant d’un gosier vert que je veux mordre et enfoncer dans ma gorge. Je la regarde par un visage fondu par les battements ardents du cœur qui embrase mes expressions. Une peau de cire, molle, s’immolant, fondant par la flamme du désir. Je la prends, lui ouvre la bouche, enfonce ses glaires parmi mes dents. Mes doigts brûlent, mes mains fondent. Des cratères crasseux se propagent, recouvrent le derme de croûtes noires. Je m’effondre, la bile au menton, le corps habité de tremblements. Elle me regarde encore. Gobe une mouche et s’en va en sautillant.

Toxine

garder les volets toujours clos et d’y peindre

de chaque pièce on attend qu’elle soit

peut-être par jeu qui se voulait rebelle

peut-être l’envie de toujours plus que

j’ai décidé un temps de pousser l’illusion et

la figurer en trompe-l’œil sur la pierre

confiant aux oreilles même les plus affables

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